Notre ami Georges Harter, a mis à profit notre long confinement pour coucher sur le papier ses réflexions sur les masques africains qu’il connait de longue date ; s’il me l’autorise j’oserais bien le surnommer Georges l’Africain, ou mieux, connaissant sa généalogie, Georges de l’Union Française dont il est un brillant représentant. Ses longs séjours en Afrique depuis sa tendre enfance puis ses nombreuses missions professionnelles lui valent de bien connaitre ces peuples pour en avoir été très proche et curieux à la fois.
Aujourd’hui partageons ses « polémiques » pleines d’esprit sur quelques masques africains en les revisitant avec lui.
Polémiques sur les masques
Première partie : les masques existent – ils vraiment ?
Aux terrasses des bistros
Nous sommes depuis des lustres réputés pour être d’excellents rouspéteurs.
Suite logique, nous sommes aussi de bons polémiqueurs. On dit que l’origine culturelle de ces talents résiderait dans le grand nombre de nos célèbres terrasses de bistros. Ces terrasses qui nous seront toujours nécessaires, lorsque la saison des pluies est passée.
Notre Gouvernement, s’il était vraiment conseillé, devrait se soucier un peu plus de la lente disparition de nos bistrots nationaux. Ceux qui survivent, c’est bien connu, sont de plus en plus repris par la diaspora chinoise. Surtout, surtout, pas de commentaires.
En tous cas, en ce moment, nous sommes champions du monde toutes catégories des polémiques sur les masques. Nous n’y avons nul rival. Nous nous y consacrons à plein temps. Le reste du monde n’existe plus. Nous ne savons plus rien des horreurs du Moyen-Orient, de notre-amie-la-petite-lycéenne-suédoise-qui-protège-les-grands-arbres-de-l’Amazonie, de ces ouïgours rééduqués. Ni de la Duchesse de Sussex ni des retraites des danseurs de l’Opéra. Ni de boko haram. Plus rien.
Notre propos ici sera de mettre en place quelques éléments de polémique sur les prétendus masques africains, afin de compléter l’inspiration de chacun pour la future réouverture des terrasses des bistros.
Et d’abord, bien sûr : les masques africains existent-ils vraiment ?
Ne seraient-ils donc pas, tout simplement, une de ces classiques inventions de nos esprits d‘occidentaux prétendument instruits, fils, petits-fils et arrière-petits-fils de colonialistes indubitablement ravagés par la malaria et l’européocentrisme ?
Ma réponse, depuis que je me suis documenté, est : non, ils n’existent pas.
Les Igbo au Nigéria
Prenons le peuple Igbo du Nigéria, démographiquement surdimensionné, dix à vingt millions de personnes. Artisans expérimentés et artistes talentueux y ont toujours produit des milliers de « masques ». Eh bien, en langue Igbo, le mot « masque » n’existe pas !
Pourquoi ? Parce que ce mot n’a pas lieu d’exister. On n’en a pas besoin parce que le concept n’existe pas. La chose elle-même n’existe pas.
Pas facile à assimiler par un esprit occidental…
Autrefois il y a eu des tas de trucs, des entités, bien réelles, qui n’avaient rien à voir avec nos beaux masques soclés , bien disposés sur nos étagères, bien photographiés dans nos beaux livres. Certaines de ces entités existent encore. Notamment chez les Igbo. Elles sont constituées d’une sculpture, bien sûr, mais aussi d’une coiffe, d’une enveloppe totale de fibres ou de tissus ou des deux, d’ornements colorés, parfois de gants ou de chaussons lorsque mains ou pieds risquent d’être aperçus, de plumes, de feuilles, de grelots. Et encore d’un homme inconnu et invisible, d’une musique, parfois de pas de danses particulières, identifiables. Elles ont leur vie à elles. Souvent des assistants les escortent. Ces entités sont toujours respectées. Parfois redoutées, parfois sollicitées, parfois admirées.
Si vous en doutez, c’est à vos risques et périls… Tant pis pour vous !
Elles ont aussi un nom. Ce n’est pas le nom d’un masque. C’est le nom de l’entité complète, avec sa personnalité, son cérémonial et son mystère.
Chez les Igbo le grand très méchant c’est Mgbedike (Fig.1).
Les toutes jeunes et belles (strictement rien à voir) sont des Mvo (Fig. 2).
Donneriez-vous un nom commun à un dangereux diable surnaturel et un ballet de jolies
filles ?
Fig. 1 – Le redoutable Mgbedike. 96,5 cm. Fowler Museum n°X73.631.
Fig. 2 – Les jeunes filles Mvo sur site. 1935. Photo G.I. Jones (éd. 5 Continents)
Croyez-vous que les Igbo aient le monopole de ceci ? De cette non-existence de l’idée occidentale de « masque » ? Bien évidemment, non !
En bien d’autres lieux en Afrique on a rencontré de ces entités très mystérieuses, à la puissance incontestable (tels les Kifwebe des Luba et des Songye ou encore les Ngil des Fangs).
Mais il y a aussi d’autres êtres, plus proches des humains, de ceux qui sortent pour honorer solennellement les anciens lors de leurs funérailles ou levées de deuils (tels les Kanaga des Dogon) ou pour assurer de bonnes récoltes à tout le monde (tels les cimiers Tyiwara des Bamana). Dans ces cas les porteurs ont une existence humaine. Ils peuvent être connus.
Et encore, beaucoup plus rarement semble-t-il, de vrais masques ludiques, ces joies des foules heureuses, à l’instar des Carnavals suisses (telles de nos jours les créations des Guro pour eux-mêmes et leurs voisins).
L’Afrique est vaste et l’observateur occidental attentif qui aura parcouru l’immense univers des peuples animistes aura peut-être pu déceler une sorte de continuum, des plus puissants aux plus réjouissants. Et bien non ! Sur le terrain il est évident que les autochtones prennent d’abord en compte l’entité qui s’occupait déjà de leurs ancêtres. Eventuellement ils négligent telle autre qu’ils ne craignent pas. Et aujourd’hui ce qui concerne les autres peuples est curiosité courtoise plutôt qu’hostilité instinctive, ou encore, plus récemment, toute la production est fierté nationale.
Car, avec les impacts de l’islamisation, de la christianisation, de l’urbanisation, de la scolarisation, des fêtes nationales et enfin des tours opérateurs, … Les plus puissantes entités ont perdu leur aura et tout ceci a évolué vers des évènements de plus en plus ludiques.
Ainsi, bien souvent, la même entité pourra évoluer au village quand il y a lieu, puis être un autre jour délégué aux cérémonies du Chef-Lieu local pour la fête annuelle. On lui en sera doublement reconnaissant, même si elle a perdu un peu de sa distanciation sociale vis-à-vis des gens de ses populations.
Quoi qu’il en soit je me propose de continuer à user du terme équivoque de « masque ». C’est plus pratique. Les idées telles que « tradi-entités » ou « figurations ritualisables », trop mal commodes sur les terrasses de café, seront réservés aux séminaires savants, en salles toujours bien confinées.
Le plus gros des « masques », chez les Baga
Il existe certes des masques un peu plus hauts. D’autres ont un plus grand volume. Mais les plus lourds sont certainement les Nimbas des Baga de Guinée (fig. 3 et fig. 4). Ils sont connus : n’y aurait-il pas maintenant plus de Nimbas dans les musées et les grandes collections qu’il n’y a de villages en pays Baga ?
En français, on l’a appelé « déesse de la maternité », ce qui certainement lui va bien. En Baga on doit simplement évoquer « Nimba », pas besoin d’un mot de plus.
Fig. 3- Nimba, collection Vérité.
Fig. 4 – Nimba sur site. District de Monchon, Préfecture de Boffa. Circa 1940. Photo Béatrice Appia, (Iconothèque du MQB-JC, n°PP0070258)
En français, on l’a aussi désignée « masque d’épaules ». Personne ne sait pourquoi.
Mais imaginons l’histoire : en 1940 madame Béatrice Appia réalise la photo de la figure n° 2 au village de Monchon, près de Boffa. Boffa n’est alors accessible que par une méchante piste. C’est le moment d’une sortie de Nimba.
Extraordinaire : on y aperçoit le porteur-danseur sous la sculpture !
Suggestion d’interprétation : d’une part madame Appia est une femme, ce qui est une bonne introduction pour être admise auprès de l’entité suprême de la maternité, d’autre part en 1940 dans ce village un début de désacralisation était peut-être déjà en cours.
Au milieu des années 50, une Nimba honorait de sa présence le 14 Juillet à Conakry. Dans les années 60 Sekou Touré a tout brûlé. Et peut-être même quelques porteurs.
Mais pourquoi donc « masque d’épaules » ?
On voit clairement sur la figure 3 que la sculpture de Nimba a des petits trous creusés entre les seins, à hauteur des yeux du porteur. Elles ont toutes ainsi deux petits trous discrets. Et on voit sur la figure n°4 que le porteur-danseur ne peut en aucun cas porter l’objet sur les épaules. Sauf à n’avoir pas de tête et à avoir des yeux implantés sous la ligne des clavicules.
En réalité cette énorme et très lourde sculpture est un cimier. Ce cimier est bien sûr porté avec un tampon amortisseur posé sur la tête de cet homme, comme sans doute tous les honnêtes cimiers d’Afrique ! Sauf erreur toujours possible, on ne voit pas comment quelqu’un pourrait sans dommage porter ceci sur une ou plusieurs épaules.
Autre élément de polémique : d’où vient diable cette appellation française ? Cela appartient à l’histoire, depuis elle a été traduite en anglais. Depuis des gens ont écrit des articles et des livres après avoir lu des gens qui avaient écrit des articles et des livres après avoir lu… Cela s’appelle « citer ses sources », même lorsqu’on est allé aussi sur le terrain. Surtout ne pas remettre en cause l’erreur qui fut un jour commise par quelqu’un de haut gradé. « Masques d’épaules » a toutes chances de passer à la postérité, sauf si survient une âme courageuse et historienne pour dire : « le roi est nu ». A moins que je ne me trompe…
Argumentation brillante … comme toujours !
Il existe une version, certes controversée, de l’origine de l’appellation ‘masque d’épaule’.
Vers le milieu du XXe siècle, un obscur agent de l’administration coloniale visitait, en compagnie du missionnaire local, un village reculé du Fouta Djalon.
Avisant, dans le recoin d’une sombre case, une nimba qui était remisée là, le fonctionnaire s’enquit auprès du vieux religieux chevrotant et barbu de la nature de cet étrange et encombrant objet. Le missionnaire, qui avait attribué à ses rares ouailles des noms d’apôtres, se contenta de répondre : çà, c’est le masque de Paul, et le fonctionnaire, que l’abus de quinine avait rendu un peu sourd, comprit : c’est un masque d’épaule.
Comme quoi, l’origine d’une appellation unanimement reconnue peut parfois être d’origine totalement fortuite 🙂
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Ah! je vois que ce blog devient un lieu d’échanges pleins d’esprit qui ne recule devant aucune interprétation subtile, et je m’en réjouis.
Les Anciens, continuez, je vous en prie!
Mariette
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Merci Jean-François. Je préfère cette histoire à celle qui raconte qu’au milieu du XXème siècle Denise Paulme avait inventé l’expression en pratiquant « l’ethnographie de la véranda », c’est à dire en convoquant les enquêtés sous sa véranda.
Milieu du XXème siècle en Guinée: Denise Paulme y fait un court séjour, Hélène Leloup passe et ramasse des Dimbas, votre serviteur est lycéen à Conakry.
Voir l’article « Une fête chez les Baga » dans la Revue de DDM, il y a déjà quelque temps.
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