Vous prendrez bien une coupe !

Chantal Pasquet, grande voyageuse et fine connaisseuse de la Mélanésie, nous propose une dégustation d’un breuvage exotique, assortie bien entendu des informations tant ethnographiques qu’historiques requises pour en apprécier tous les charmes.

Depuis la nuit des temps les hommes ont préparé des élixirs à offrir aux Dieux, aux demi-dieux, aux esprits, aux ancêtres pour s’assurer leurs bonnes grâces, et à eux-mêmes pour sociabiliser,  avec plus ou moins d’ivresse, comme  par exemple le soma de l’Inde antique, le homa des Perses, ou encore le kykeon chanté par Homère. La Mélanésie a opté pour le kava fabriqué à partir des racines du piper methysticum, ou poivrier sauvage.

A Fidji, le kava se nomme yaqona ; il est préparé dans un tanoa, grand bol communautaire en bois dur (intsia bijuga), monoxyle, quadripode. Une  corde épaisse en fibres de coco et décorée de cauris, est attachée à l’un des pieds du tanoa ; lorsque celle-ci est déroulée, la cérémonie peut commencer. Ici nous aurons une version villageoise, sans cauris (photo d’accroche). Puis la même demi-noix de coco faisait office de bol est plongée dans le yaqona et servie à la ronde aux invités.

A l’origine boisson sacrée, la cérémonie était menée dans un bure kalou (temple) par un bete (prêtre), qui le consommait au travers d’un roseau pour ne pas toucher le tanoa considéré comme tabou.  Aujourd’hui cette cérémonie, bien qu’ayant conservé une grande partie de ses codes, est un acte social qui se pratique dans les villages fidjiens, principalement entre hommes, comme une partie de belotte dans nos cafés de campagne.

En transit sur Viti Levu, ile principale de Fidji et ayant quelques heures à perdre j’ai participé à une cérémonie de bienvenue dans un village au bord de la superbe rivière Sigatoka. Visite touristique certes, mais tout de même le collier de fleurs et le tatouage blanc sur les  joues nous ont été épargnés !

Avant d’entrer dans la maison réservée à la cérémonie le protocole impose un certain nombre de règles: nouer un sulu (pagne) autour de la taille, se déchausser, retirer son chapeau, et attendre que par un chant les officiants nous invitent à entrer. Une fois à l’intérieur nous sommes conviés à nous asseoir sur un tapis tissé, teint en rouge, face aux hôtes, les hommes  en tailleur et les femmes jambes repliées sous elles, prenant soin de cacher leurs genoux. Les photos sont autorisées, mais dans un silence absolu tout au long de la préparation du yaqona.

Le guide remet un pied de yaqona au Turaga ni Koro (chef du village), puis après un assez long échange de civilités, que je ne saurais rapporter ici, ponctué de salves de trois vigoureux clappements de mains à chaque répons, les assesseurs du maître de cérémonie débutent la préparation du breuvage. 

Les racines,  lavées, séchées, pilées, sont déposées dans un filtre en tissu, généralement en soie,  tendu au-dessus du tanoa. L’eau de pluie est versée progressivement à l’aide du bilo pendant qu’un préposé malaxe énergiquement la préparation.  Traditionnellement les fibres du yaqona étaient mâchées par des enfants ou des jeunes filles pour les assouplir avant de verser l’eau  et de les tamiser au travers d’une filasse de fibres de coco et de graviers.

Après avoir testé la préparation, et s’il l’estime satisfaisante, le porte-parole du chef  annonce que le yaqona est prêt.  Dans son bilo personnel le chef du village reçoit très solennellement la première bolée qui lui est tendue à deux mains. Pendant qu’il boit le yaqona d’un seul jet l’assistance applaudit lentement, puis, lorsque la coupe est vide, son échanson entonne un sonore « maatha » (il est égoutté, il est vide), et enfin une autre salve de trois clappements de toutes les personnes présentes annonce la distribution générale.

Alors, dans un unique et même bilo …  le yaqona est  présenté à chacun des visiteurs, messieurs first. Après avoir décliné son identité chaque invité doit avaler le yaqona d’un trait, sans grimacer afin de rester courtois, et l’assistance, chaque fois, frappe trois fois dans ses mains (vers la fin de la distribution les clappements sont moins énergiques !).

Quand arrive votre tour, c’est un grand moment de solitude : en plus de ce que l’on a vu de son brassage manuel, de sa distribution en bilo unique, de sa couleur marronnasse et de sa texture boueuse, son goût est âcre et paralyse langue et palais pendant plusieurs minutes, mais il est impensable de s’y soustraire, car quand même on est venu pour çà…

En 1838 Dumont D’Urville sollicite l’aide du grand chef de Bau, Tanoa Visawaqa, afin de venger le massacre du Capitaine Bureau et de l’équipage du brick l’Aimable Joséphine, et partage avec lui le yaqona. Dans « Voyage au Pôle Sud et dans l’Océanie, sur les corvettes l’Astrolabe et la Zélée » l’explorateur  livre une description de la cérémonie très proche de ce que je viens de décrire, faste en moins. Peu séduit par l’aspect du breuvage, avec une grande habileté Dumont D’Urville réussi à lui substituer …du vin. Présenté comme le yaqona français, il rencontra un franc succès.

Les enfants ont cependant l’air d’apprécier, question d’habitude je suppose…

A la fin de la cérémonie, dans une ambiance bon enfant, tout le village se regroupe pour jouer de la musique, chanter …

… et finir le yaqona, sans plus se préoccuper de nous. The show is over.

Max Radiguet, secrétaire et historiographe de l’Amiral Dupetit-Thouars à bord de la Reine Blanche, mandaté par Louis Philippe en 1842 pour prendre possession des îles Marquises au nom de la France, donne une description détaillée de la fabrication du kava à Fatuhiva, la plus méridionale du groupe sud-est des Marquises :

«  … un groupe de canaques formait le cercle autour d’un vase de bois plein aux trois quarts d’un liquide mousseux, et tenaient en mains des paquets d’une racine à peu près semblable à la réglisse. Tous se livraient à une mastication acharnée de cette racine et lançaient à l’envi des jets de salive écumante dans le récipient commun … les bouches bourrées d’étoupe se mouvaient dans un profond recueillement. Cette mastication est un travail pénible. Au bout de cinq minutes, pour ma part, j’avais les muscles des temples complètement endoloris. Au reste nous avions lancé au baquet un contingent de salive assez recommandable, pour que le roi nous tînt quitte… ».

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